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Publié par pcf nice nord

Après le décès de notre camarade André Tosel, relisons son dernier entretien avec L'Humanité réalisé en août 2016 sur les enjeux de la question des réfugiés

Le philosophe André Tosel, l’un des grands spécialistes de la philosophie marxiste, vient de mourir. Nous vous proposons de lire ou relire le dernier entretien avec l'Humanité réalisé en août 2016 sur les enjeux des situations tragiques et d’urgence vécus par les migrants.

 

L’actualité qui entoure le sort des migrants pose la question du rapport à l’autre. Nous avons questionné le philosophe dont les derniers travaux reposent sur le rapport entre identité culturelle et enjeux sociaux de classe.

Comment réagissez-vous à la surenchère des déclarations d’exclusion et des politiques fondées sur l’exacerbation du fait sécuritaire en réponse aux situations tragiques et d’urgence vécus par les migrants ?

André Tosel Cet afflux de migrants bravant une mort atroce -après avoir subi une exploitation mafieuse pour passer de manière aléatoire en Europe et simplement y vivre- est inédit par son  ampleur et ses caractéristiques. Il indique qu’un saut se franchit dans l’escalade de violences de masse extrêmes. Il est irréversible et signifie le désir de survie de populations fuyant la cruauté des guerres nouvelles, des misères les plus diverses. Il témoigne que dans certains pays des sud l’existence humaine est rendue insupportable en raison de conditions historiques où l’occident riche, et encore apparemment civil, notamment l’Union Européenne, compense sans le vouloir, la part prise dans ces états de chaos par son pouvoir d’attraction.

Ce phénomène effraye en ce qu’il fait voir aux populations européennes les plus fragiles le visage qui pourrait être le leur en ce monde de sur-violence, celui de l’exil et de la privation d’un monde en commun. S’il produit des réponses courageuses de solidarité pour accueillir ces exilés semi volontaires d’un monde qui n’en est plus un, il incite les Etats à deux attitudes apparemment contradictoires : d’une part, prise de mesures minimales d’un accueil qui est contrôle au nom des droits de l’homme supposés être la philosophie  officielle  de la civilisation, et, d’autre part, élaboration politique de la peur fantasmatique que ces étrangers produisent en annonçant aux citoyens locaux un destin possible.

L’idéologie sécuritaire et la logique de l’exclusion combinent xénophobie et concurrence néolibérale ; elles  sont banalisées par les Etats qui peuvent ainsi convertir en conflits identitaires les irréductibles questions sociales structurées par les luttes de classes (offensive permanente du capital financier contre les populations cherchant à résister et modalités géopolitiques diverses des formes politiques et culturelles). Cette idéologie et cette logique sont des éléments d’une politique de dérive xénophobe assumée par les partis de droite  (extrême ou pas) et par les partis anciennement socio-démocrates. Diverses réponses identitaires – nationalistes et/ou régionalistes- se cherchent en produisant un « nous » se défendant contre ces nouveaux « eux » qui sont vus comme des menaces sans que des analyses objectives ne soient diffusées pour comprendre et relativiser ce phénomène, sans surtout que des politiques communes de solidarité ne se mettent en place pour permette à ces exilés de se territorialiser et de coexister avec « nous ».

La thèse que les capacités d’accueil sont saturées est devenue un lieu commun sans fondement scientifique. Il est vrai que Michel Rocard nous a appris il y a longtemps que nous ne pouvions pas recevoir toute la misère d’un monde en lequel nous devons mener une concurrence mortelle les uns contre les autres pour y vivre et permettre à  nos entreprises de s’adapter… Cette surenchère et ces politiques sécuritaires peuvent aussi être la forme de nouvelles stratégies face à l’émergence d’une force de travail exilée docile qui peut être dominée par fragments et mise en concurrence simultanément pour peser sur le salariat, le transformer en précariat et réduire les niveaux de l’existence populaire  au minimum historique possible. Ces stratégies n’excluent pas une forme de guerre sécuritaire et l’exigence proclamé lutte indispensable, jusqu’ici à présent inexistante, contre les mafias très organisée des passeurs  peut se traduire par une guerre navale qui ne dit pas son nom : couler les bateaux emplis de réfugiés pour les secourir ou pas est une issue pensable.

Nous vivons une période de perversité structurale où des faits très violents –morts de milliers d’hommes sans défense et perception des survivants comme une menace- altèrent la vie quotidienne où la compassion non politiquement éclairée s’inverse en agressivité et en désir d’élimination, où une chute dans l’abjection devient une forme de subjectivation normale. « S’ils se sont noyés, ils l’ont bien cherché. Qu’ils restent chez eux ou qu’ils crèvent, car chez  nous il n’y a plus de place pour eux, ni travail, ni argent, et ils ne peuvent que nous apporter que le malheur en contaminant notre identité». Le risque est que cette déformation pathologique du sens commun éthique, ou « anamorphose » » devienne élément structural d’un sens commun hégémonique étouffant les éléments de solidarité d’un autre bon sens, alternatif, de masse à construire.

 

En Europe, les mouvements xénophobes se développent et les politiques publiques y voient un afflux dangereux à contenir. Est-ce le résultat des contradictions de la mondialisation capitaliste ?

André Tosel Les gouvernements européens-dont la France- et l’Union Européenne rencontrent en cet afflux le test de leur absence ancienne de politique sociale favorable aux masses subalternes et la limite du traitement réservé aux populations non nationales et non « européennes », celle d’un apartheid rampant. Ce phénomène s’inscrit bien dans les pratiques de ce que l’on nomme mondialisation ; il en est tout à la fois un effet complexe et une forme objective. Aujourd’hui cependant où le terme est devenu d’usage commun, il faut éviter sur le plan théorique de faire de la mondialisation une référence passe partout, une sorte d’équivalent immanent de l’appel superstitieux à  la volonté de Dieu, un nouvel asile de l’ignorance. Une longue analyse serait donc nécessaire pour montrer comment les contradictions relevant de l’exploitation du travail et du non travail au plan global comme au plan national et local, celles référant à une domination sociale et culturelle des nord sur les sud se projettent en contradictions géopolitiques ethnico-culturelles. Les migrants sont à la fois des candidats aux armées des forces de travail et des individus inscrits en des populations hétérogènes mises en situation de multi-culturalité inégales et dépendantes.

Leur afflux pose la question cruciale au système dominant : ou bien faire vivre les migrants en les laissant passer et les intégrer dans la mesure consentie par les conditions particulières en chaque territoire, mais de telle manière que cette intégration soit un  élément de destruction par la concurrence de toute solidarité des forces de travail ; ou bien les laisser mourir au nom de la civilisation européenne occidentale à défendre en jouant la guerre des pauvres et subalternes, en usant du cadre national comme lieu stratégique de l’affrontement qui commence par le renvoi des migrants d’un camp à l’autre avant  une expulsion musclée « ailleurs », dans un lieu d’origine devenu introuvable. Cette alternative peut et doit perdre de sa brutalité si aussi bien dans les pays d’émigration que dans les pays d’immigration sont créées les conditions supportables de vie, de travail et d’expression par delà la pathologie de la condition imposée par le capitalisme postcolonial.

Les migrants condensent ainsi une grande partie des contradictions  de notre monde sur fond d’émergence confuse des populations du sud déchirées entre révolutions démocratiques inachevées, guerres internes des  fondamentalismes, critique de l’occident post-colonial et rivalités intérieures de l’économie financiarisée. Tout comme le don était un phénomène social total pour les sociétés non modernes et non capitalistes, la migration-exil avec ses risques d’apartheid devient un phénomène social total des sociétés mondialisées. La socialisation ne s’opère plus par  les rivalités pour donner – recevoir-rendre; elle se fait  par le moyen  de la migration exil et de son chaos multiforme, par la perte de soi sous le déni des autres.

 

Dans votre dernier ouvrage Nous citoyens laïques et fraternels ? (Ed.Kimé), vous en appelez à une nouvelle fraternité. Sur quelles bases penser un monde nouveau ?

André Tosel La réalité des migrants pose à l’Union Européenne la question du monde, celle monde qu’elle entend construire. L’accueil ou le rejet des migrants d’abord, la solidarité ensuite à construire entre migrants  à territorialiser  et travailleurs territorialisés sont paradoxalement des chances objectives pour produire un peuple multiple, celui des subalternes, qui du même mouvement remet en question les logiques fusionnées de l’exclusion culturelle, de la domination sociale et de la soumission politique. L’urgence est là ; faire un monde en partage commun et refaire du peuple dans l’hétérogénéité sont une seule et même tâche politique qui se produit d’en bas. La chute dans l’abjection de l’anamorphose perverse est déjà là en pointillé, rendue possible par l’état d’abandon des populations, leur relégation dans la privation d’activités utiles ou la non activité, par la production d’une incapacité collective à penser les réalités historiques autrement que sur le mode des réactions d’un sens commun réactif de « victimes » tentées par la contre violence aveugle. Les tentations de révoltes nationalistes ou régionalistes agitent les masses et les poussent dans un sens xénophobe qui pourrait être celui d’un nouvel état de guerre autodestructrice.

La pensée adéquate en masse, ou du moins la perception solidaire, de la question des migrants comme question qui fait époque est indispensable pour une action commune réunissant migrants et non migrants. La logique de l’hyper-violence propre à notre société et à ses forces dirigeantes exclut cette union en qui elle voit un danger majeur, celui de la remise en cause de son ordre perçu enfin comme un chaos dont il faut sortir. C’est cette exclusion qu’il faut exclure pour produire, quand il en est encore temps, avec les migrants un monde en commun fait de luttes et de solidarités partagées en commun.

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